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DE PARIS À CYTHÈRE.

charmante jeune fille blonde me demande à la porte, si le spectacle est commencé. Je cause avec elle, et j’en obtiens ce renseignement, qu’elle était ouvrière, et que sa maîtresse, voulant la faire entrer avec elle, lui avait dit de l’attendre à la porte du théâtre. J’accumule sur cette donnée les offres les plus exorbitantes ; je parle de première loge et d’avant-scène ; je promets un souper splendide, et je me vois outrageusement refusé. Les femmes ici ont des superlatifs tout prêts contre les insolents, ce dont, au reste, il ne faut pas trop s’effrayer.

Cette personne paraissait fort inquiète de ne pas voir arriver sa maîtresse. Elle se met à courir le long du boulevard ; je la suis en lui prenant le bras, qui semblait très-beau. Pendant la route, elle me disait des phrases en toute sorte de langues, ce qui fait que je comprenais à la rigueur. Voici son histoire. Elle est née à Venise, et elle a été amenée à Vienne par sa maîtresse, qui est Française ; de sorte que, comme elle me l’a dit fort agréablement, elle ne sait bien aucune langue, mais parle un peu trois langues. On n’a pas d’idée de cela, excepté dans les comédies de Machiavel et de Molière. Elle s’appelle Catarina Colassa. Je lui dis en bon allemand (qu’elle comprend bien et parle mal) que je ne pouvais désormais me résoudre à l’abandonner, et je construisis une sorte de madrigal assez agréable. À ce moment, nous étions devant sa maison ; elle m’a prié d’attendre, puis elle est revenue me dire que sa maîtresse était en effet au théâtre, et qu’il fallait y retourner.

Revenu devant la porte du théâtre, je proposais toujours l’avant-scène ; mais elle a refusé encore, et a pris au bureau une deuxième galerie ; j’ai été obligé de la suivre, en donnant au contrôleur ma première galerie pour une deuxième, ce qui l’a fort étonné. Là, elle s’est livrée à une grande joie en apercevant sa maîtresse dans une loge, avec un monsieur à moustaches. Il a fallu qu’elle allât lui parler ; puis elle m’a dit que le spectacle ne l’amusait pas, et que nous ferions mieux d’aller