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DE PARIS À CYTHÈRE.

représentation de drame ou de comédie qui se donne sans plus d’apprêts. Cela tient à la fois du théâtre et de la parade ; mais les pièces sont presque toujours très-amusantes et jouées avec beaucoup de verve et de naturel. Quelquefois, on entend de petits opéras-bouffes à l’italienne, con Pantaleone e Pulcinella. L’étroite scène ne suffit pas toujours au développement de l’action ; alors, les acteurs se répondent de plusieurs points ; des combats se livrent même au milieu de la salle entre les figurants en costume ; le comptoir devient la ville assiégée ou le vaisseau qu’attaquent les corsaires. À part ces costumes et cette mise en scène, il n’y a pas plus de décorations qu’aux théâtres de Londres du temps de Shakspeare, pas même l’écriteau qui annonçait alors que là était une ville et là une forêt.

Quand la pièce est terminée, comédie ou farce, chacun chante les couplets au public, sur un air populaire, toujours le même, qui paraît charmer beaucoup les Viennois ; puis les artistes se répandent dans la salle et s’en vont de table en table recueillir les félicitations et les kreutzers. Les actrices ou chanteuses sont la plupart très-jolies ; elles viennent sans façon s’asseoir aux tables, et il n’est pas un des ouvriers, étudiants ou soldats qui ne les invite à boire dans son verre ; ces pauvres filles ne font guère qu’y tremper leurs lèvres, mais c’est une politesse qu’elles ne peuvent refuser. Ensuite il vient encore quelque improvisateur ou rapsode déclamant des poésies.

Un jour, mes oreilles furent frappées du nom de Napoléon, qui me sembla résonner bien haut sous ces voûtes, au milieu de cette réunion de tant de gens à demi civilisés. C’était la magnifique ballade de Sedlitz, la Revue nocturne, que l’on récitait ainsi. Cette grande poésie fut applaudie avec enthousiasme, car l’Allemagne ne se souvient plus que de la gloire du conquérant ; mais cela n’empêcha pas la valse de reprendre avec fureur, tout de suite après cette élégie, qui, du sol de l’Allemagne ou de la France, évoque tant d’ombres sacrées.

Tels sont, mon ami, les plaisirs intelligents de ce peuple. Il ne s’engourdit point, comme on le croit, avec le tabac et la