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lorely.

intelligence, bonne surtout, sympathique à notre Allemagne, comme à une seconde mère, — et que nous apprécions seulement depuis son dernier instant illustré par Jules Janin… Et vous qui passez parmi nous, pourquoi dérobez-vous la seule chose qu’il ait laissée après lui, un peu de gloire autour d’un nom. Nous les connaissons trop, ces aventuriers de France, qui se font passer pour des poètes, vivants ou morts, et s’introduisent ainsi dans nos cercles et dans nos salons ! » Voilà ce que m’avaient valu les douze colonnes du Journal des Débats, seul toléré par les chancelleries ; — et, dans les villes où j’étais connu personnellement, on ne m’accueillait pas sans quelque crainte en songeant aux vieilles légendes germaniques de vampires et de morts fiancés. Vous jugez s’il était possible que, là même, quelque bourgeois m’accordât sa fille borgne ou bossue. C’est la conviction de cette impossibilité qui m’a poussé vers l’Orient.

Je serais toutefois plus Allemand encore que vous ne pensez si j’avais intitulé la présente épître : Lettre d’un mort, ou Extrait des papiers d’un défunt, d’après l’exemple du prince Puckler-Muskau.

C’est pourtant ce prince fantasque et désormais médiatisé, qui m’avait donné l’idée de parcourir l’Afrique et l’Asie. Je l’ai vu un jour passer à Vienne, dans une calèche que le monde suivait. Lui aussi, avait été cru mort, ce qui donna sujet à une foule de panégyriques et commença sa réputation ; — par le fait, il avait traversé deux fois le lac funeste de Karon, dans la province égyptienne du Fayoum. Il ramenait d’Égypte une Abyssinienne cuivrée qu’on voyait assise sur le siège de sa voiture, à côté du cocher. La pauvre enfant frissonnait dans son habbarah quadrillé, en traversant la foule élégante, sur les glacis et les boulevards de la porte de Carinthie, et contemplait avec tristesse le drap de neige qui couvrait les gazons et les longues allées d’ormes poudrés à blanc.

Cette promenade a été un des grands divertissements de la société viennoise, et je ne sais si le regard éclatant de l’Abyssinienne ne fut pas encore pour moi un des coups d’œil vain