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LES NUITS DU RAMAZAN.

un goût désagréable… Si bien qu’en raison de la rareté de cet élément, il s’est établi à Constantinople une école de buveurs d’eau, gourmets véritables, au point de vue de ce liquide.

On vend, dans ces sortes de boutiques, des eaux de divers pays et de différentes années. L’eau du Nil est la plus estimée, attendu qu’elle est la seule que boive le sultan ; c’est une partie du tribut qu’on lui apporte d’Alexandrie. Elle est réputée favorable à la fécondité. L’eau de l’Euphrate, un peu verte, un peu âpre au goût, se recommande aux natures faibles ou relâchées. L’eau du Danube, chargée de sels, plaît aux hommes d’un tempérament énergique. Il y a des eaux de plusieurs années. On apprécie beaucoup l’eau du Nil de 1833, bouchée et cachetée dans des bouteilles que l’on vend très-cher…

Un Européen non initié au dogme de Mahomet n’est pas naturellement fanatique de l’eau. Je me souviens d’avoir entendu soutenir, à Vienne, par un docteur suédois, que l’eau était une pierre, un simple cristal naturellement à l’état de glace, lequel ne se trouvait liquéfié, dans les climats au-dessous du pôle, que par une chaleur relativement forte, mais incapable cependant de fondre les autres pierres. Pour corroborer sa doctrine, il faisait des expériences chimiques sur les diverses eaux des fleuves, des lacs ou des sources, et y démontrait, dans le résidu produit par l’évaporation, des substances nuisibles à la santé humaine. Il est bon de dire que le but principal du docteur, en dépréciant l’usage de l’eau, tendait à obtenir du gouvernement un privilège de brasserie impériale. M. de Metternich avait paru frappé de ses raisonnements. Du reste, comme grand producteur de vin, il avait intérêt à en partager l’idée.

Quoi qu’il en soit de la possibilité scientifique de cette hypothèse, elle m’avait laissé une impression vive : on peut n’aimer pas à avaler de la pierre fondue. Les Turcs s’en arrangent, il est vrai ; mais à combien de maladies spéciales, de fièvres, de pestes et de fléaux divers ne sont-ils pas exposés !

Telles sont les réflexions qui m’empêchaient de me livrer à ce