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sort du sein des prospérités. Si les heureux du monde[1] se lamentent ainsi, que feront donc les malheureux et les déshérités ? Si les enfants gâtés de la Providence, à qui elle n’a rien refusé, ni les avantages de la naissance, ni les dons de la fortune, ni les inspirations du génie, ni les joies de la famille, ni l’enivrement de la gloire, ne peuvent supporter le poids de leur journée, comment ceux qui n’ont que l’absinthe dans leur coupe auraient-ils jusqu’au bout le courage et la résignation de la vider ? On se souvient involontairement, en faisant ce rapprochement, des paroles que le missionnaire Aubry adresse, dans le Génie du christianisme, à René, le type primitif de ces douleurs vagues, de ces tristesses indéfinies que nous retrouvons dans les Harmonies de M. de Lamartine, comme dans les poé-

  1. Le poëte dit lui-même dans l’Harmonie adressée à M. de Sainte-Beuve :

    D’autres n’ont que l’absinthe ; et moi, grâce au Seigneur,
    J’ai ce que leur misère appelle le bonheur :
    Un toit large et brillant sur un champ plein de gerbes,
    Des prés où l’aquilon fait ondoyer mes herbes,
    Des bois dont le murmure et l’ombre sont à moi,
    Des troupeaux mugissants qui paissent sous ma loi ;
    Une femme, un enfant, trésors dont je m’enivre,
    L’une par qui l’on vit, l’autre qui fait revivre ;
    Un foyer où jamais l’indigent éconduit
    N’entre sans déposer son bâton pour la nuit ;
    où l’hospitalité, la main ouverte et pleine,
    Peut donner sans peser le pain de la semaine,
    Ou verser à l’ami qui visite mon toit
    Un vin qui réjouit la lèvre qui le boit.
    Que dirai-je de plus ? la douce solitude,
    Le jour semblable au jour lié par l’habitude,
    Une harpe, humble écho d’espérance et de foi,
    Et qui chante au dehors quand mon cœur chante en moi.