Page:Nichault Les Malheurs d un amant heureux.djvu/11

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

mon père acheva l’éducation, moitié commune et moitié distinguée, dont je me pare aujourd’hui ; c’est là que je me livrais à la philosophie d’Épicure, en mangeant du pain sec, et que je m’enivrais des vers bachiques d’Horace en buvant de l’eau.

Je fredonnais des vers sur la paresse,
D’après Chaulieu je vantais la mollesse.

Mais, au bout de trois années, ce régime, si convenable aux développements de mon esprit, nuisit visiblement à ma santé ; ma mère s’en aperçut et forma le projet d’intéresser en ma faveur un certain commis du trésor public qui logeait à un étage au-dessous du nôtre. Honoré de la protection de ce voisin charitable, je fus bientôt admis au nombre des derniers employés de son bureau ; à charge de faire la plus fastidieuse partie de la besogne d’un chef. Pour prix du travail de quatre ou cinq commis je reçus la somme de 100 liv. par mois. J’en donnais la moitié à mon père, et j’étais censé me nourrir avec l’autre ; mais, le goût des spectacles étant poussé chez moi jusqu’à la passion, il m’arrivait au moins trois fois par semaine de remettre au caissier de la Comédie française l’argent destiné à mon traiteur.

C’était le temps des fureurs républicaines où nos premiers acteurs jouaient bras et jambes nus pour mieux représenter les Romains, et s’assurer les applaudissements des sans-culottes. À travers le vacarme du parterre et les cris des acteurs j’attrapais toujours de beaux vers de Racine ou de Voltaire, déclamés à ravir par Monvel et par Talma. C’est ainsi que je passai l’affreuse époque de la terreur ; mon obscurité m’empêcha d’en être victime ; mais tant d’horreurs commises par des marchands de Paris, connus jusque-là pour de bons bourgeois ; tant de discours incendiaires prononcées par des avocats de province, autrefois distingués par leur modération à plaider, et leur résignation à perdre de petites causes ; tant de victoires remportées par des échappés de collége ; enfin tant de renversements dans les choses, et des contradictions dans les hommes, m’inspirèrent le désir d’expliquer les unes