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OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES

que l’âme du moyen âge chrétien trouva tous ses accords : son architecture des sons est la sœur du gothique, tard venue il est vrai, mais légitime et ressemblante. C’est seulement dans la musique de Hændel que retentit l’écho de ce que l’âme de Luther et de ses proches avait de meilleur, le grand trait judéo-héroïque qui créa tout le mouvement de la Réforme. Ce fut Mozart qui rendit en or sonnant le siècle de Louis XIV, l’art de Racine et de Claude Lorrain. Dans la musique de Beethoven et de Rossini le dix-huitième siècle chanta son dernier chant, le siècle de l’exaltation, des idéals brisés et du bonheur fugitif. Un ami des symboles sensibles pourrait donc dire que toute musique vraiment remarquable est un chant du cygne. — C’est que la musique n’est pas un langage universel qui dépasse le temps, comme on a si souvent dit à son honneur, elle correspond exactement à une mesure de sentiment, de chaleur, de milieu qui porte en elle, comme loi intérieure, une culture parfaitement déterminée, liée par le temps et le lieu ; la musique de Palestrina serait, pour les Grecs, parfaitement inabordable, et, d’autre part — qu’entendrait Palestrina, s’il écoutait la musique de Rossini ? — Il se pourrait fort bien que notre récente musique allemande, malgré sa prépondérance et sa joie de dominer, ne fût plus comprise dans fort peu de temps ; car elle naquit d’une culture qui est en décadence rapide ; son terrain se réduit à cette période de réaction et de restauration, où s’épanouit tout aussi bien un certain catholicisme du sentiment que le goût de tout ce qui est traditionnel et