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HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

à avoir à la fois tort et raison, à entremêler la profondeur et la bouffonnerie. Ses digressions sont à la fois des continuations du récit et des développements du sujet ; ses sentences contiennent en même temps une ironie de tout ce qui est sentencieux, son aversion contre tout ce qui est sérieux est liée au désir de pouvoir tout considérer platement et par l’extérieur. C’est ainsi qu’il produit chez le lecteur véritable un sentiment d’incertitude : on ne sait plus si l’on marche, si l’on est debout ou couché ; cela se traduit par l’impression vague de planer. Lui, l’auteur le plus souple, transmet aussi au lecteur quelque chose de cette souplesse. Sterne va même jusqu’à changer les rôles, sans y prendre garde, il est parfois lecteur tout aussi bien qu’auteur, son livre ressemble à un spectacle dans le spectacle, à un public de théâtre devant un autre public de théâtre. Il faut se rendre à discrétion à la fantaisie de Sterne — et l’on peut d’ailleurs s’attendre à ce qu’elle soit bienveillante, toujours bienveillante. — Il est singulier, en même temps qu’instructif, de voir comment un grand écrivain tel que Diderot s’est comporté en face de l’équivoque universelle de Sterne : il fut équivoque lui aussi — et cela précisément est de véritable humour supérieur, à la Sterne. A-t-il imité celui-ci dans son Jacques le fataliste, imité, admiré, bafoué, parodié ? — On n’arrive pas à le savoir exactement, et peut-être est-ce là précisément ce qu’a voulu l’auteur. Ce doute rend les Français injustes à l’égard de cette œuvre de l’un des maîtres de leur littérature (qui peut se montrer à côté de tous