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L’ORIGINE DE LA TRAGÉDIE

l’entoure. Partant de ce point de vue, Socrate crut devoir réformer l’existence : comme précurseur d’une culture, d’un art et d’une morale tout autres, il s’avança seul, la mine hautaine et dédaigneuse, au milieu d’un monde dont les derniers vestiges sont pour nous l’objet d’une profonde vénération et la source des plus pures jouissances.

Aussi, en présence de Socrate, un trouble profond nous envahit et, sans cesse et toujours de nouveau, nous pousse à pénétrer le sens et la portée de cette énigmatique figure de l’antiquité. Quel est-il, celui qui, à lui seul, ose désavouer l’essence même de l’Hellénisme ; qui, à lui seul, ose se substituer à Homère, à Pindare, à Eschyle, remplacer Phidias et Périclès, supplanter la Pythie et Dionysos, et qui, comme l’abîme le plus insondable et la cime la plus haute, est certain par avance de notre admiration et de notre culte ? Quelle force surnaturelle a le droit d’oser répandre dans la poussière ce breuvage enchanté ? Quel est ce demi-dieu, auquel le chœur invisible des plus nobles d’entre les humains doit crier : « Malheur ! Malheur ! Ce monde de beauté, tu l’as renversé d’un bras puissant ; il tombe, il s’écroule ! » (Gœthe, Faust, I.)

Un phénomène étrange, qui nous est parvenu sous le nom de « Démon de Socrate », nous permet de voir plus au fond de la nature de cet homme. Dans certaines circonstances, lorsque l’extraordinaire lucidité de son intelligence paraissait l’abandonner,