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L’ORIGINE DE LA TRAGÉDIE

cette illusion. Le mythe nous protège contre la musique, et lui seul, d’autre part, donne à celle-ci la suprême liberté. La musique, en retour, confère au mythe tragique une portée métaphysique si pénétrante et si décisive que, sans cet auxiliaire unique, la parole et l’image fussent demeurées à jamais impuissantes à l’atteindre. Et c’est tout spécialement par l’effet de la musique que le spectateur de la Tragédie est envahi de ce sûr pressentiment d’une joie suprême, à laquelle aboutit ce chemin de ruine et de déception, de sorte qu’il croit entendre la voix la plus secrète des choses qui, du fond de l’abîme, lui parle intelligiblement.

Si, dans les dernières parties de cette démonstration difficile, je n’ai réussi à donner peut-être qu’une expression provisoire de ma pensée, immédiatement accessible seulement à un petit nombre de mes lecteurs, j’en suis d’autant moins autorisé, juste en cet endroit, à renoncer d’entraîner avec moi mes amis dans une nouvelle tentative et de les prier de s’aider d’un exemple tiré de notre expérience commune, pour l’intelligence de la thèse générale. Cet exemple ne saurait concerner ceux qui ont besoin de l’auxiliaire des tableaux, des péripéties scéniques, des paroles et des passions des personnages de l’action, pour stimuler leur sentiment musical : car ceux-là n’entendent pas la musique comme une langue maternelle, et, en dépit