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L’ORIGINE DE LA TRAGÉDIE

sous la détente convulsive de toutes nos facultés affectives et ne tenir plus que par un fil à cette existence, nous ne voyons à présent que le héros blessé à mort, et pourtant vivant encore, et nous n’entendons que son cri de désespoir : « Désir ! Désir ! Désirer, lors que je meurs, ne pas mourir de désir ! » Et quand après une telle profusion et une telle outrance de dévorantes tortures, la joie frénétique du cor[1], presque comme la plus atroce de toutes ces tortures, nous fait éclater le cœur, alors, entre nous et cette « allégresse en soi », se dresse Kurwenal ivre de bonheur, criant vers le vaisseau qui porte Isolde. Si puissamment que la pitié nous pénètre, cependant, en un certain sens, cette pitié nous délivre de la souffrance originelle du monde, de même que le tableau symbolique du mythe nous sauve de la perception immédiate de l’Idée suprême du monde, comme la pensée et la parole nous préservent du débordement désordonné de l’inconsciente Volonté. Grâce à cette admirable illusion apollinienne, nous croyons voir le monde des sons s’avancer vers nous sous la forme d’un monde plastique et il nous semble désormais qu’en lui, comme en la matière la plus délicate et la plus expressive, ait été modelée et sculptée la seule aventure de Tristan et d’Isolde.

  1. «… du cor,… » — c’est la lettre du texte. En réalité, l’instrument auquel Nietzsche fait allusion est un cor anglais, de la famille des hautbois. — N. d. T.