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LE CAS WAGNER


sique indispensable, cela vous fait avant tout beaucoup trop de musique ! — Quand on n’est pas riche il faut avoir la fierté de la pauvreté !… La sympathie que Brahms inspire indéniablement çà et là, abstraction faite des intérêts de partis, des malentendus de partis, fut longtemps une énigme pour moi : jusqu’à ce que je découvrisse enfin, presque par hasard, qu’il agissait sur un certain type d’hommes. Il a la mélancolie de l’impuissance ; il ne crée pas d’abondance, il a soif d’abondance. Si l’on déduit ses imitations, les emprunts qu’il fait aux formes stylistiques des grands maîtres anciens et des exotiques modernes — il est passé maître en plagiat — il reste à son actif le désir infini… C’est ce que devinent les langoureux et les satisfaits de toute espèce. Il est trop peu personnel, trop peu concentré… C’est ce que comprennent les « impersonnels », les périphériques, — c’est ainsi qu’ils l’aiment. Il est, en particulier, le musicien d’une certaine espèce de femmes incomprises. Cinquante pas plus loin, et l’on a les wagnériennes — de même que cinquante pas au-delà de Brahms on trouve Wagner, — la wagnérienne, type plus caractérisé, plus intéressant et tout plus gracieux. Brahms est émouvant tant qu’il rêve mystérieusement ou qu’il s’apitoie sur lui-même — c’est en cela qu’il est « moderne » — ; il devient froid, il ne nous intéresse plus aussitôt qu’il recueille l’héritage des classiques… On nomme volontiers Brahms l’héritier de Beethoven : je ne connais pas d’euphémisme plus prudent. Tout ce qui a aujourd’hui quelque prétention au « grand style » en musique est, par cela même, faux envers nous ou bien faux envers