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LE CRÉPUSCULE DES IDOLES

— Emerson possède cette bonne et spirituelle sérénité qui décourage tout sérieux ; il ne sait absolument pas combien il est déjà vieux et combien il sera encore jeune, — il pouvait dire de lui avec le mot de Lope de Vega : « Yo me sucedo a mi mismo. » Son esprit trouve toujours des raisons d’être heureux et même reconnaissant ; et quelquefois il frôle la sereine transcendance de ce digne homme qui revenait d’un rendez-vous amoureux tanquam re bene gesta. « Ut desint vires, dit-il avec reconnaissance, tamen est laudanda voluptas. » —

14.

Anti-Darwin. — Pour ce qui en est de la fameuse « Lutte pour la Vie », elle me semble provisoirement plutôt affirmée que démontrée. Elle se présente, mais comme exception ; l’aspect général de la vie n’est point l’indigence, la famine, tout au contraire la richesse, l’opulence, l’absurde prodigalité même, — où il y a lutte, c’est pour la puissance… Il ne faut pas confondre Malthus avec la nature. — En admettant cependant que cette lutte existe — et elle se présente en effet, — elle se termine malheureusement d’une façon contraire à celle que désirerait l’école de Darwin, à celle que l’on oserait peut-être désirer avec elle : je veux dire au détriment des forts, des privilégiés, des exceptions heureuses. Les espèces ne croissent point dans la perfection : les faibles finissent toujours par se rendre maîtres des forts — c’est parce qu’ils ont le grand nombre, ils sont aussi plus rusés… Darwin a oublié l’esprit (— cela est bien