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les vignerons, et la cuisine des provinces. C’est encore un de ces malaises de croissance que les siècles d’autrefois connaissaient : il ne faut qu’un bon régime. Tous ces artisans, tous ces petits bourgeois, ces petits propriétaires, ces petits fonctionnaires, ces professeurs, ces avocats, ces pharmaciens, tous ces petits commerçants, ces francs-maçons, ces petits contribuables, tous ces gagne-petit ne voient point que leur France est déjà entrée dans le grand jeu dangereux que le monde joue dans la dernière partie de la dernière période de l’histoire bourgeoise. Et ils ne sont pas encore enfoncés dans l’angoisse.

On rencontre bien ici ou là tel ou tel homme qui exprime sa peur : après tout la France peut mourir. C’est comme un ennemi embusqué derrière l’espoir et derrière l’assurance. Au moment où le seul passé garantit l’avenir, il arrive que certaines têtes comprennent que cette garantie n’est pas absolument certaine. Cette peur les étonne. Ils ne connaissaient pas la peur, ces gens dont les pères avaient gagné Valmy et qui avaient eux-mêmes gagné la Marne et préservé Verdun. Cette peur n’avait pas été éprouvée dans les véritables crises de croissance du dernier siècle. Mais la vitalité du pays a baissé, et les Français sont moins solides qu’il y a cent ans lorsque leur puissance grandissait comme le jour. Il faut enfin envisager le cas où cette maladie comporterait la mort.

Il y a ici un mouvement tournant de l’entendement : ils s’efforcent de croire que cette maladie n’est pas à l’intérieur d’eux-mêmes, n’est pas un mal engendré par leurs contradictions intimes contre quoi ne prévaudraient pas en effet leurs efforts, leurs régimes, leurs médecins de famille et les vieilles spécialités démocratiques. Ils feignent de croire que la cause du mal soit tout entière externe, et comme une attaque étrangère : un médecin se trouble devant les