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« La seule faculté de suffrage fait le citoyen, mais cette faculté suppose parmi le peuple l’indépendance de celui qui non seulement veut faire partie de la République, mais aussi veut en être membre actif. C’est-à-dire prendre part à la communauté en ne relevant que de sa volonté propre. Mais cette dernière qualité rend nécessaire la distinction entre le citoyen actif et le citoyen passif. Quoique l’idée de ce dernier contredise la définition du citoyen en général, les exemples suivants pourront servir à lever la difficulté. Le garçon employé chez un marchand, ou un ouvrier de fabrique, le serviteur qui n’est pas au service de l’État, le pupille, toutes les femmes, et en général quiconque se trouve contraint de pourvoir à son existence non d’après son impulsion mais d’après le commandement des autres manque de personnalité civile et son existence n’est en quelque sorte que par adjonction. Le bûcheron ou le préposé à une ferme, le forgeron dans l’Inde qui va de maison en maison avec son enclume, son marteau et son soufflet pour travailler sur le fer, ainsi que le menuisier et le maréchal de l’Europe, le campagnard redevancier, le précepteur domestique, de même que le maître d’exercice, le fermier sont de simples administrateurs de la chose publique parce qu’ils doivent être commandés et protégés, et par suite ne jouissent d’aucune indépendance civile. »[1]

Ainsi toute une partie de la société civile ne jouit que de droits partiels, n’est composée que des « associés de l’État ». Cette inégalité n’est pas regardée par Kant comme une pierre d’achoppement pour l’universalisation du Règne du Droit, il y voit au contraire un ensemble de conditions « très favorables pour la formation de la cité ». Les « associés de l’État » peuvent bien « demander » à être traités comme les autres hommes selon les lois de la liberté et de l’égalité, mais seulement comme parties passives. Ils n’ont pas licence d’agir, ils ne peuvent point « organiser l’État ou… concourir à la formation de certaines lois, quelles que soient les lois positives sous lesquelles ils vivent ». Les véritables « personnes » sont celles qui peuvent vivre une existence civile, c’est-à-dire celles qui sont économiquement indépendantes. On voit le prix exact qu’il est permis de donner à la fameuse déclaration :

« Il fut un temps où je croyais que tout cela pouvait constituer l’honneur de l’humanité. C’est Rousseau qui m’a désabusé. Cette illusoire supériorité s’évanouit : j’apprends à honorer les hommes et je me trouverais bien

  1. Kants Rechtslehre, Tissot, tr. fr., pp. 170, sqq.