Page:Nizan - Les Chiens de garde (1932).pdf/15

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solution, à l’habileté de telle jonglerie : ils demandent qu’on leur explique ce que telle philosophie signifie pour eux, ce qui résulterait réellement pour eux de la mise en vigueur, du succès définitif de telle affirmation philosophique sur le destin des hommes. Certains d’entre eux qui parlent pour ainsi dire par délégation et mandat demandent des comptes à la Philosophie lorsqu’elle est contre eux, ou simplement lorsqu’elle ne s’occupe pas d’eux. Quand les philosophes traitent de l’Esprit et des Idées, de la Morale et du Souverain Bien, de la Raison et de la Justice, mais non des aventures, des malheurs, des événements, des journées qui composent la vie, ceux à qui les malheurs arrivent, qui éprouvent le poids des événements, qui courent les aventures et passent les journées et passent à la fin leur vie, n’aiment pas cette manière hautaine de philosopher. Ils jugent toutes les philosophies par rapport à leur propre mal et à leur propre bien, et non point par rapport à la Philosophie elle-même. Ils les approuvent de loin, ou ils les embrassent, ou ils se révoltent contre elles : ils ne sont jamais des objets passifs, indifférents à la connaissance qu’on a d’eux, aux jugements dont ils sont le sujet, aux destins qui leur sont assignés ou promis, aux conseils qui leur sont gratuitement donnés. Ils s’inquiètent de savoir si telle philosophie est leur alliée ou leur ennemie, ou si elle est contre eux simplement parce qu’elle ne s’occupe pas d’eux. Ils sont plus exigeants que les philosophes ne sauraient le soupçonner ; ils veulent que tout ce qui se fait dans le monde les serve, les machines et les livres, les discours et les pensées, les États et la poésie. C’est ainsi qu’est l’espèce : elle ramène tout à soi. On pourra toujours retrouver ce sens à la vieille sentence de Protagoras. C’est ainsi que les hommes vulgaires ont le dernier mot sur la Philosophie qu’ils ont d’abord jugée par ses conséquences. C’est ainsi