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nuances qu’il comporte ne vit pas bien aux heures tendues de l’histoire. Sa pauvreté positive éclate alors. La bourgeoisie elle-même cherche des appuis séculiers plus sûrs, et des nourritures plus fortes pour nourrir sa solitude : on voit naître des courants réactionnaires. La philosophie religieuse apporte aux individus ses secours et ses espoirs. Ce double courant dans la pensée publique et dans la pensée privée se manifeste dans la célèbre enquête d’Agathon. J’imagine que nous reverrons ces jours, lorsque la philosophie française de l’État, qui ne réussit que dans le calme, sera bousculée par des événements plus sévères. Lorsque les penseurs bourgeois seront de nouveau forcés à s’humilier devant le monde profane. Si le passage idéologique direct d’une philosophie démocratique à une philosophie réactionnaire n’est pas immédiatement possible, il faut voir que le passage d’une philosophie de l’Esprit laïc à une sagesse de la conscience religieuse est toujours réservé : les ponts ne furent jamais totalement coupés. Ils ne le furent point par les philosophes. M. Boutroux, l’un des fondateurs de la philosophie de l’Université maintenait ce passage : toute la contingence conduit vers Dieu. M. Bergson le maintenait :

« Les considérations exposées dans mon Essai sur les données immédiates aboutissent à mettre en lumière le fait de la liberté : celles de Matière et Mémoire font toucher du doigt, je l’espère, la réalité de l’Esprit ; celles de l’Évolution Créatrice présentent la création comme un fait : de tout cela se dégage nettement l’idée d’un Dieu créateur et libre, générateur à la fois de la matière et de la vie, et dont l’effort de création se continue du côté de la vie, par l’évolution des espèces et par la constitution des personnalités humaines. »[1]

Ces ponts ne furent point rompus par les éducateurs : dans le programme officiel des écoles primaires annexé à l’arrêté organique du 18 janvier 1887, on lit :

« (L’instituteur) leur apprend à ne pas prononcer légèrement le nom de Dieu : il associe étroitement dans leur esprit à l’idée de la Cause première et de l’Être parfait un sentiment de respect et de vénération : et il habitue chacun d’eux à environner de même respect cette notion de Dieu alors même qu’elle se présenterait à lui sous des formes différentes de celles de sa propre religion. Ensuite… l’instituteur s’attache à faire comprendre et sentir à l’enfant que le premier hommage qu’il doit à la Divinité, c’est l’obéissance aux lois de Dieu telles que les lui révèlent sa conscience et sa raison. »

  1. Lettres au P. de Tonquédec, les Études, 20 février 1912.