Page:Nizan - Les Chiens de garde (1932).pdf/34

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généraux qu’on se sent en droit de demander à un homme en général, à un bourgeois en général, à un chrétien en général, quelles que puissent être leurs fonctions professionnelles. Si quelqu’un est ennemi des hommes comme bourgeois ou comme chrétien, cela ne veut pas dire qu’il le soit aussi, qu’il le soit spécialement comme possesseur d’une spécialité. Les positions des spécialistes sont sûres, elles sont inébranlables. Si un chimiste invente un explosif, il est chimiste seulement et probablement bon chimiste : s’il en préconise immédiatement l’emploi contre des villes ouvertes, contre des ouvriers en grève, il trahit sans doute les hommes, mais demeure bon chimiste, il ne trahit pas la chimie. Il n’y a pas lieu de lui ouvrir un compte particulier, de le coucher sur un registre spécial de la trahison des chimistes.

Mais la situation actuelle de la deuxième sorte de Philosophie est contradictoire avec sa nature même : c’est une sorte de méditation qui s’assigne pour tâche de prendre position au sujet de la vie humaine, c’est son but exprès, elle sait qu’elle le vise, l’ordre de cette vie est toute sa raison d’être. Elle cherche cet ordre. Elle l’a toujours cherché. Elle ne se contente pas de formuler des jugements d’existence. Elle prétend exprimer des volontés. Elle dit ce que les hommes doivent vouloir pour accomplir leur destinée, ou du moins ce qu’elle veut que les hommes accomplissent. Les sciences lui fournissent la mesure des actions possibles, elles définissent pour elle l’aire des volontés et leurs points d’application possibles. Mais il n’y a point de suite véritable, de passage rigoureux de la science qui ne veut, qui n’exige jamais rien d’autre que son propre mouvement, que son propre progrès, à cette Philosophie qui est toujours censée vouloir quelque chose, aviser, conseiller, à cette Philosophie ambitieuse qui