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cacher le vrai jeu joué. Il est l’heure de dire simplement qu’il y a une philosophie des oppresseurs et une philosophie des opprimés, sans aucune ressemblance réelle, bien qu’on les puisse toutes deux nommer Philosophie. C’est là l’équivoque de la Philosophie en général, ou du moins la première, la plus pressante de toutes les équivoques qu’il faut dénombrer et mettre à nu.

Cette situation est plus claire que jamais elle ne fut. Mais les hommes s’y embarrassèrent toujours. Il n’y a jamais eu une philosophie indifférente, une philosophie vraiment incapable de prendre, clairement ou obscurément, consciemment ou inconsciemment, un parti. Faisons à Kant notre premier adieu : il disait :

« Que les rois et les peuples rois… n’obligent pas les philosophes à se taire ou à disparaître, mais qu’ils les laissent parler publiquement, c’est ce qui est indispensable pour que leur gouvernement soit éclairé ; cette classe d’hommes est en effet par sa nature incapable de cabale et de menées de club et elle n’est pas suspecte d’esprit de prosélytisme. »[1]

Sans doute tous les philosophes d’aujourd’hui prennent-ils à leur compte tant de prudence ou une si naïve ignorance de soi. De M. Benda à M. Bergson, ces frères ennemis. Mais les philosophes sont justement des hommes qui font du prosélytisme. Il n’est pas besoin d’être membre d’un club pour répandre une propagande. Et sans doute les séances de la Société française de Philosophie, où M. Xavier Léon s’inquiète des fenêtres ouvertes, où le P. Laberthonnière introduit l’ombre de la Croix, et M. Valéry, l’esprit de la Nouvelle Revue Française et des conférences des Annales ne rappellent-elles point d’abord l’atmosphère ardente de la Société des Jacobins. Mais cette assemblée apparemment

  1. Kant, Ed. Hartenstein, VI. 436.