Page:Nizan - Les Chiens de garde (1932).pdf/63

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quelle légèreté chez Descartes d’avoir osé appliquer sa méthode ! Ils sont presque aussi purs que M. Teste dont toute la force consiste à ne jamais franchir le pas de la pensée, le pas de l’action. Jamais il ne leur est possible d’atteindre les zones dangereuses, jamais il ne leur est possible d’attaquer de front une question humaine particulière, une situation singulière. Cette question qu’il faut trancher, cette situation qu’il faut dénouer, ici même et sur le champ. Ils aiment abstraitement la Liberté, et ils ont construit une scholastique de la Liberté ; mais ils détournent leurs regards de vierges du monde où se consomme réellement la ruine de la liberté. Ils transportent tous les débats dans un monde si pur, dans un ciel si lavé, que nul d’entre eux ne risque de s’y salir les mains. Et ils nomment cette hygiène Philosophie.

Sans doute le philosophe dirait-il que les rudes objets particuliers que j’ai en vue, la guerre, la prostitution, le travail dans les usines chimiques, dans les mines ne sont point philosophiques, que les lois du genre interdisent malheureusement de les aborder. Mais il faut s’obstiner. Car l’objet philosophique est justement l’objet dangereux, l’objet sur lequel les philosophes ne veulent point décider. Approuver, condamner, comme ces décisions entraînent loin, rendent difficile le repli ! Qu’il est plus simple de ne pas faire cas des objets dangereux, de travailler simplement à donner un dernier poli au bel outil universel de la Raison ! De reposer dans le silence, dans l’heureux demi-sommeil conformiste pendant lequel l’Esprit arrangera tout. Mais où s’arrêtera réellement le royaume de l’objet philosophique ? C’est ici le vieux problème du Parménide : le poil, la crasse, la boue ne sont-ils pas assez nobles ? Tout se passe encore comme s’il y avait