Page:Nizan - Les Chiens de garde (1932).pdf/65

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vers quoi elle tend.[1] Elle ne peut pas ne pas être touchée par la rumeur d’accusation qui monte autour d’elle, qui condamne ses ressources, sa domination, sa sûreté.

Quel fragile pouvoir que celui-là qui n’est fondé que sur la force : une autre force peut l’abattre. Nos clercs détestèrent toujours Bismarck et sa franchise d’homme fort qui fait peu de cas des justifications : ils refusèrent tous d’accepter ses dures paroles : « Celui qui a la force en main va de l’avant dans son sens. » La bourgeoisie devine que son pouvoir matériel exige le soutien d’un pouvoir d’opinion. Ne subsistant en effet que par le consentement général, elle doit inlassablement donner à ceux qu’elle domine des raisons valides d’accepter son établissement, son règne et sa durée. Elle doit faire la preuve que son confort et sa domination et ses maisons et ses dividendes sont le juste salaire que la société humaine lui consent en échange des services qu’elle rend. Le bourgeois mérite d’être tout ce qu’il est, de faire tout ce qu’il fait, parce qu’il entraîne l’Humanité vers son plus haut, son plus noble destin. La bourgeoisie ne peut se maintenir que si elle soutient cette thèse, que si elle paraît à tous les yeux bienfaisante et à tout prendre aimable. Travaillant pour elle seule, exploitant pour elle seule, massacrant pour elle seule, il lui est nécessaire de faire croire qu’elle travaille, qu’elle exploite, qu’elle massacre pour le bien final de l’humanité. Elle doit faire croire qu’elle est juste. Et elle-même doit le croire. M. Michelin doit faire croire qu’il ne fabrique des pneus que pour donner du travail à des ouvriers qui mourraient sans lui. M. Brunschvicg doit faire croire qu’il ne fabrique des idées que pour ménager enfin aux hommes un avenir facile, méditatif et radieux. Tous sont clercs de cette

  1. Cf. note G.