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cantique

Lorsqu’on verra languir l’air et l’arbre étonnés,
Lorsque tout l’Univers viendra se confiner
Au cercle étroit du cœur ; quand, dans l’ombre qui mouille,
On entendra le chant acharné des grenouilles
Quand tout sera furtif, secret, mystérieux,
Ô mon ami, rends-moi le soleil de tes yeux !
Plus beaux que la clarté, plus sûrs, plus saisissables,
Nous goûterons ensemble un bonheur misérable.
Tes deux bras s’ouvriront comme des routes d’or
Où mes rêves courront sans halte et sans effort ;
La douce ombre que fait ton menton sur ta gorge
Sera comme un pigeon traversant un champ d’orge ;
Je verrai dans tes yeux profonds et fortunés
Tout ce que l’Univers n’a pas pu me donner :
Ô grain d’encens par qui l’on goûte l’Arabie !
Étroit sachet humain où je touche et déplie
Des parfums, des pays, des temps, des avenirs,
Plus que mon vaste cœur ne peut en contenir !…

— Ainsi, qu’avais-je fait pendant cette journée ?
J’étais ivre, j’étais éblouie ! Étonnée,
Je parlais à travers les siècles transparents
Aux bergers grecs, chantant sur le bord des torrents.
La jeunesse, l’immense, aveuglante jeunesse
Me leurrait de sa longue, expectante paresse,
Et je ne pensais pas qu’il faut, pour être heureux,
Être comme un troupeau attendri et peureux