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LE LIVRE DE MA VIE

compétent et divinateur dont je devais garder le constant souvenir (plus ému encore que celui de nos futures rencontres) jusqu’au jour lointain où, apprenant sa mort, je suivis longuement, dans la pure ténèbre d’un soir d’été, le sillage mystérieux d’un souffle de génie retournant à la patrie céleste. Sully Prudhomme, haut, lourd et clair, yeux d’ange et barbe d’évêque, me tenait assise auprès de lui cependant qu’il fascinait l’auditoire expert ou naïf, par un exposé patient et minutieux des lois de la prosodie, — code implacable, masque de fer attaché sur le visage mobile d’Érato. Ronsard n’avait pas recherché et n’eût point admis tant d’obstacles à ses libres jeux de l’âme et du verbe guidés par une harmonie impérieuse et cependant nonchalamment confiante. Mais quel miracle ne peut-on attendre de la poésie, comme de l’adaptation de l’esprit aux contraintes imposées, si l’on songe que l’inflexible règlement ne gêna pas les deux poètes les plus expansifs, les plus prodigues d’effusions ineffables, — l’un, gigantesque, retentissant, universel : Victor Hugo ; — l’autre, balancé sur des strophes ailées autant que sur les échelles de soie qui, dans les soirs romantiques, élèvent l’amant imprudent vers les vierges et les sultanes : Alfred de Musset ?

Lorsque j’eus quinze ans, je rencontrai une fois de plus Sully Prudhomme. Le maître bienveillant qui avait accueilli avec une allégresse abon-