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LE LIVRE DE MA VIE

Le sentiment de la compassion, dont je répète qu’il est sans doute le plus fort en moi avec celui de la dignité de l’être, fut cause de plusieurs incidents d’une cocasserie variée.

Vers quatorze ans, je commençai à souffrir violemment d’une appendicite qui troublait ma santé depuis mon enfance. Petite fille, j’avais connu, en tous lieux où j’avais espéré le bonheur, ces malaises affaiblissants auxquels j’opposajs une négation inébranlable de l’esprit : cet inaccept dont la science a pu établir qu’il était la loi même de la vie, la constance obtenue par la lutte des créatures contre un monde qui les a suscitées et ne les agrée plus. Déceptions inévitables, dans le froid de décembre, lorsque s’allumait, sans que j’y pusse assister, chez les sœurs de mon père, mes tantes françaises, l’arbre de Noël, évoqué bien des jours auparavant avec un poétique amour, comme la palme orientale, dans un poème de Henri Heine, songe au sapin du Nord ! Reclusion imposée, en été, tandis que mon frère et ma sœur parcouraient les forêts de Ragatz, aux confins de la Suisse et de l’Autriche, où les torrents et le vent, dans les épaisses forêts, menaient le galop panique des strophes ténébreuses de Gœthe, des musiques chasseresses de Weber. Impossibilité mélancolique de suivre ma famille à Chamonix, nom neigeux et fourré, qui me tentait comme une gigantesque friandise. Désespoir à Constantinople,