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LE LIVRE DE MA VIE

Lorsque ma sœur et moi nous débarquâmes à Paris, après une nuit passée assises dans un wagon suffocant et comble, où l’on nous avait admises par compassion, nous fûmes d’abord conduites rue de Varenne, dans l’hôtel d’une cousine de ma mère, la princesse Gortchakow, absente de sa superbe demeure. Présente, elle nous eût si fort effrayées par une sorte de brutale désinvolture russe, apprise à son foyer conjugal de Saint-Pétersbourg (plus tard abandonnée par elle pour des rêveries musicales, archéologiques), que toutes nos pensées eussent été accaparées par la crainte de son apparition. Mais la demeure était déserte et silencieuse.

Les timides interrogations que nous posions à nos gouvernantes ne provoquaient pas de réponses ; sans décisions à prendre, elles transportaient les valises, les ouvraient, les refermaient, s’employaient à l’inutile. Vers midi, des serviteurs étrangers drapèrent habilement, d’une nappe, la table en marqueterie d’un des salons et apportèrent des plats nombreux qui participaient à mes yeux du mauvais songe au fond duquel nous étions précipitées lamentablement. Privées de direction, nous errâmes, ma sœur et moi, dans des chambres luxueuses, tapissées de satin bleu, de satin blanc, où les lits, à notre grand étonnement, portaient des enveloppements de mousseline qui les protégeaient contre les moustiques entretenus par un