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LE LIVRE DE MA VIE

par leurs bâtons de sucre d’orge vert et rouge, que surveillait des matrones délurées, — misérable copie du bonheur, — je cessai bientôt de vouloir me mêler aux autres enfants.

« Pourquoi êtes-vous habillée en noir ? » m’avait demandé, un jour, une petite fille robustement installée dans des vêtements clairs et gais. Le questionnaire des enfants adressé à d’autres enfants est toujours celui d’un soupçonneux investigateur, d’un sévère policier. Elle insistait. Je dus avouer que j’avais perdu mon père. « Moi, j’ai mon père et ma mère », répondit avec orgueil et confort la petite fille à qui rien ne manquait dans l’ordre social du cœur. Je vis bien que je lui apparaissais comme une créature appauvrie par son deuil, participant d’un foyer négligent et sans prudence, d’où on laissait s’évader ce que la demeure possède de plus humainement solide : le père. Le père, régime et gouvernement du foyer, obstacle à l’invasion, réponse au défi et garantie superbe contre les peurs chimériques ou le réel danger, constitué en ce temps-là par l’incendie et les chevaux emballés. Ma mère, soumise au hasard qui distribue dès la naissance les inquiétudes, ne fut pas hantée par l’incendie, mais elle ne cessa jamais de l’être par les chevaux emballés. Bien longtemps, dans ma vie, je fus entraînée par elle, à chacune de nos promenades à pied, dans les taillis bordant les routes, tant elle croyait