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LE LIVRE DE MA VIE

Par un enchaînement de souvenirs et de rêveries, ma mère, privée désormais de son compagnon inventif et dominateur, souhaita revoir son père, qui habitait un palais de marbre bleu à Arnaout-Keuï, sur le Bosphore, dans les environs de Constantinople. Le Bosphore ! — phosphore, phosphorescence… toutes ces syllabes lumineuses, soudain, m’éblouirent, m’envahirent, ne me laissèrent plus de repos. Désormais, je ne songeais qu’à ce départ vers le Bosphore. Je me préoccupais, sans me laisser distraire de mon plaisir par les dédains de ma sœur, enfant farouche et taciturne, des robes que l’on nous avait commandées pour notre séjour en Orient. Je les voyais étalées sur le sofa du petit salon de ma mère, qui les faisait approuver par nos amis et par nos tantes. Toilettes enfantines, noires mais luisantes et à reflets : en cora, mot ravissant qui, aujourd’hui, s’appelle pongé ; en surah merveilleux, devenu crêpe satin ; en popeline, en sicilienne, en ottoman enfin en alpaga, vision et vocable qui faisaient bondir mon cœur par ses étincellements de fil verni et léger. Aujourd’hui encore, l’alpaga évoque pour moi les délicieuses et pénibles chaleurs du plein été, ces journées où la créature, mêlée à l’atmosphère, ne redoutant plus ses rigueurs, se familiarise avec elle et, comme les plantes, fait avec elle de confiants échanges. Chapeaux nombreux aussi, en paille d’Italie ou en paille de riz, inclinés