Page:Noailles Le Livre de ma vie.djvu/177

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

176
LE LIVRE DE MA VIE

passion. Ce rythme de l’attente et de l’abandon précipitait le souffle, l’arrêtait, prêtait au rêve innocent de l’enfance la suffocation du plaisir. Nous allions donc connaître le Prater ! Mais, comme nous étions entassés en trop grand nombre dans un landau découvert, et attristés par la solitude que la saison d’été faisait peser sur la capitale et ses environs sylvestres, je n’eus des parcs et forêts réputés qu’une impression de mélancolie. Le vent chaud de juillet faisait déjà voler et tomber à terre des feuilles grillées, roussies, cependant qu’un grêle orchestre attaché à un cabaret rustique consentait à donner leur vol à quelques phrases musicales, que les tziganes distribuaient avec négligence dans une atmosphère cuisante et déserte.

Le voyage se poursuivant, nous arrivâmes à Bucarest, après avoir vu, par les fenêtres du wagon, de petits enfants bruns, entièrement nus, qui nous faisaient rougir et baisser les yeux, lorsque, souriant, ils tendaient vers le train lentement en marche des branches de cerisiers aux feuilles fanées. aux fruits vifs. Nous craignîmes de nous trouver dans un pays où la pudeur n’est point en usage.

Je connus à peine Bucarest, étant tombée malade et privée cruellement de la visite faite par mon frère et ma sœur au parc de Cismejiu, que son lac rendait célèbre. Un lac ! Pour moi, quel mot, quelle vision ! L’eau, élément rêveur, allègre, palpable,