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LE LIVRE DE MA VIE

trompe-t-elle guère, et ce mets sans finesse qui contente le paysan en le rassasiant aurait-il dû me révéler les durs travaux d’une multitude d’humains laborieux et résignés qui, de l’aube à la nuit, usent leurs forces contre la terre et, au sortir du silencieux acharnement, lui sont reconnaissants de la nourriture sommaire qu’elle leur accorde, lui rendent grâces en des chants candides, contemplatifs et fiévreux.

Notre arrivée à Constantinople fut, par son respect, ses extases, paradoxalement celle des chrétiens débarquant en Terre Sainte. Ma mère nous avait appelés sur le pont du bateau dès qu’on lui avait signalé, à l’aurore, la vue du port immense de Galata. Par les souvenirs que lui avait laissés son voyage de noces, où le sultan l’avait comblée d’honneurs, ma mère, si fière de son sang crétois qu’elle en appelait aux filles de Minos à la moindre discussion avec son entourage, s’assurant ainsi le triomphe de la raison, restait attachée à la cité fabuleuse que gouvernait Abdul-Hamid. Ce souverain séduisant, ennuyé et cruel, l’avait charmée par l’ascendant gracieux qu’elle exerçait sur lui. Il avait fait fléchir devant elle les rigueurs observées au sérail et l’avait présentée aux sultanes, dépouillées de leur voile légendaire.

Ma mère nous racontait avec émotion cette journée passée dans un décor qu’elle nommait féerique, parmi des femmes asiatiques, aux visages ronds,