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LE LIVRE DE MA VIE

bavarde, la satisfaction qu’inspiraient des aliments séduisants rencontrait chez chacun une appétence déréglée. Il n’était question que de cuisine, de digestion, d’indigestion, de dysenterie, de fièvre typhoïde. Les plus chanceux, les plus vigoureux d’entre les convives, guérissaient grâce à quelques journées de jeûne ; d’autres se voyaient terrassés par la qualité et l’abondance des pilafs aux pois chiches, des moules géantes, des dolmas : boulettes de riz farcies de chair de mouton et présentées dans des feuilles de vigne ; des aubergines gorgées d’huile, des pastèques glaciales.

Parmi les victimes, je fus de beaucoup la plus atteinte. Il y eut une grande agitation autour de la petite fille qu’un danger mortel menaçait. Mon grand-père et mes oncles, en robe de chambre à cordelière ou en redingote correcte de coupe étrange, il est vrai, appelée à Péra stambouline, et invariablement coiffés d’un fez, faisaient irruption dans la chambre. Leurs voix mêlées s’emportaient contre le mauvais sort qui m’avait vaincue et dépensaient les forces oratoires qu’on connaît aux héros d’Homère. À travers ma faiblesse je les entendais lire et commenter le dictionnaire médical, dont les insensibles décrets, se rapportant aux symptômes que présentait mon état, me condamnaient au trépas.

Cette turbulence cordiale de ma famille, naturelle à des caractères impulsifs et communicatifs,