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LE LIVRE DE MA VIE

Afin de mieux surveiller ses nombreux colis, notre mère, aidée de notre gouvernante allemande, nous avait parqués dans une portion confortable du navire. On nous avait assis, mon frère, ma sœur et moi, au fond d’un large fauteuil d’osier empreint d’humidité saline, et des châles écossais serrés autour de nos genoux avaient donné à nos gardiennes le sentiment que nous étions entravés solidement et en sécurité. Elles retournèrent à leurs bagages, à leurs débats avec la populace turque, serviable et querelleuse. Dans un va-et-vient sans modération, notre mère, entourée de sa nombreuse famille phanariote, entraînait sur l’embarcadère et la passerelle les plus beaux visages du monde : des profils droits et délicats, des yeux finement dessinés de statue, une coloration claire et comme susceptible du visage. La douceur de la perfection grecque nous apparaissait pour la dernière fois, et notre attention s’imprégnait aussi de ces gestes romanesques, de cette grâce éternellement démodée des femmes enfantines qui ont toujours levé les yeux vers l’homme, ont vénéré sa tyrannie tutélaire et n’ont pas cherché à se mesurer contre lui. Du fond de notre prison marine, nous suivions du regard, avec une hostilité confuse, notre gouvernante allemande.

Pendant trois mois, — tout notre séjour sous le ciel de l’Islam, — elle nous avait irrités chaque soir, dans le palais d’Arnaout-Keuï, par la ponc-