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LE LIVRE DE MA VIE

bateau était sillonné de voyageurs ; mais que serait l’amour qui ne vaincrait pas l’amour-propre ? En dépit de mon vœu puissant de stabilité éternelle, l’Aurora s’éloigna en bourdonnant, et lentement il quitta les rives de Galata. Nous voguions désormais. L’obscurité se fit peu à peu dans l’espace. On nous étendit en plein air, sur de dures couchettes ; le froid progressif de la nuit aida le sommeil à s’emparer de ma détresse, qui conserva pourtant cette demi-conscience par laquelle l’esprit assoupi juge lucidement — avec désespoir mais soumission — l’étranglement, la terreur, l’excès de souffrance que le destin maintient en lui, tout en le réduisant à l’impuissance.


Après un long voyage où le débarquement sur des flots tumultueux et le wagon-restaurant des trains constituèrent les seules distractions, nous retrouvâmes notre maison de Paris. Réintégrés dans l’habitude, notre cœur ne se détachait pas des charmants Orientaux aux paupières allongées sur des regards langoureux où s’éveillaient des lueurs de stylet. Nous rêvions à leur vivace et faible existence destinée à se flétrir comme ces orchidées infinies de la Floride, qui exhalent en pure perte leur arôme vanillé et disparaissent dans le silence des nuits ainsi qu’un peuple inutilement créé.

Je portais fidèlement les amulettes des bazars