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LE LIVRE DE MA VIE

inspirait la compassion. On me permit d’abandonner la chevelure moutonnante, le front bas, le menton proéminent des empereurs romains, et, comme on s’aperçut que la décoration des éventails de satin apprêté, destinés à être coloriés d’une branche en fleur supportant un nid chargé d’œufs mouchetés, que se disposait à couver un couple de fauvettes, me causait une mélancolique appréhension, on m’accorda enfin la liberté absolue, aux heures où ma sœur dessinait avec un original et incisif talent.

Ces journées languides, privées de promenades suffisantes, privées de joies, et bien que les arts y distillassent le naissant poison, faible encore, des amoureuses rêveries, me détachaient de la vie. Je ne trouvais de nécessité et de but à rien ; je portais le fardeau d’une tristesse incommunicable. En vain essayais-je de m’attacher avec zèle à l’étude ; la connaissance des choses ne devait pas me venir des livres et des cahiers ouverts sur la table en bois triste, tapissée d’un feutre grenat, qu’éclairait la lueur mal assurée d’une lampe à huile, obsédante par un grinçant murmure de déglutition. Et pourtant, quand j’entendais M. Dessus traiter les écrivains, les érudits, les savants du nom de « cuistres », expression que je croyais amicale et destinée à les désigner dignement, je joignais les mains, j’évoquais la noblesse de la pensée humaine et je m’écriais avec ferveur : « Ah ! que j’aime les