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LE LIVRE DE MA VIE

Alors, il arrive que le sort pitoyable et généreux s’occupe de l’être en détresse. Le destin printanier pousse soudain la porte de la maison, pénètre et transfigure la maussade atmosphère. Cette résurrection, ces fêtes spirituelles des semailles et du jeune blé, se peut-il qu’elles aient des veilles si cruelles que la neuve créature, tentée par l’évanouissement suprême, ne puisse en respirer dans l’espace le secourable effluve ?

Ma mère avait reçu, depuis quelques jours, la visite d’une célèbre pianiste russe, son amie, Mme Annette Essipoff, mariée à l’illustre musicien Viennois Letchitisky. Mme Essipoff demanda à ma mère la permission de lui présenter un jeune pianiste dont elle vantait le juvénile génie, l’intelligence et la grâce. Ainsi vint chez nous, un jour d’avril, vers quatre heures, baigné des rayons du plein soleil alors qu’il montait dignement les quelques marches, éclairées par un blanc vitrail, qui menaient au salon de peluche bleue, Ignace Paderewski. Prévenues de cette visite sensationnelle, nous la guettions, ma sœur et moi, dissimulées avec notre gouvernante derrière l’épais rideau qui séparait une partie de l’hôtel de son premier palier. Cette apparition fugitive nous laissa étonnées, sans opinion, mais intriguées par le futur. Paderewski revint souvent, et puis chaque jour, et bientôt M. Dessus décida de nous prendre, ma sœur et moi, chacune par la main, et il nous conduisit vers l’hôte merveilleux.