Page:Noailles Le Livre de ma vie.djvu/214

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

213
LE LIVRE DE MA VIE

le seuil de la maison, il saluait, du rire de son regard donateur et d’une noble flexion de la taille, M. et Mme Philibert reconnaissants, puis entrait dans le vaste salon de peluche turquoise que fleurissaient les corbeilles d’azalées blanches adressées par lui à ma mère.

Nos études de la journée terminées, et après avoir entendu, de notre chambre lointaine, les sonorités vagues du piano, d’où s’élevait finalement l’ouragan d’un brillant morceau de Liszt où le chant du Don Juan de Mozart est entraîné, harcelé, lapidé par une danse brutale et conquérante, nous arrivions. Notre institutrice française, mon frère et son précepteur, le vieux maître d’hôtel bavarois à qui tout servait de prétexte pour s’introduire dans le salon musical : la surveillance du samovar, la fermeture des volets, la disposition des lampes, la distribution du vin de Tokay, chacun de nous se sentait placé dans la direction de ce rayon doré par quoi s’éclairent mystiquement la portion de cloître et le lis initié des tableaux représentant l’Annonciation.

Auprès d’Ignace Paderewski, nous étions tous pareils à ces promeneurs qui, passant brusquement de l’ombre au soleil, éprouvent le ravissement de sentir sur leur épaule la pression légère et cuisante de la chaleur aérienne. Délices de la lumière pénétrante, présence subite de l’éblouissement !