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LE LIVRE DE MA VIE

Le caviar, les huîtres, les hors-d’œuvre épicés, précédaient un long repas au cours duquel s’épuisaient des bouteilles de champagne rosé qui donnait à la table un éclat de feux de Bengale et l’importance d’un festin. Paderewski, ascète, pèlerin et jeûneur s’il l’eût fallu pour rendre à sa ville natale le plus léger service, devenait soudain, à l’heure du repas, un jeune seigneur du Nord, tel que, dans le lointain des âges, on se le représente, solide, loquace, insouciant, qui reprend possession de son royaume devant les innombrables venaisons livrées à son appétit par les forêts opaques, forcées au son des trompes, et tient dans son poing vigoureux un pesant hanap.


J’avais été une enfant dont le cœur se fanait, que les parois d’une existence étroite meurtrissaient ; parmi le chant des sphères établi dans la demeure, à présent, j’étais heureuse. Ce n’est pas seulement la guérison d’une vie blessée par le regret filial et l’ennui songeur que je devais à Ignace Paderewski, c’était une réintégration de toutes mes forces d’espérance dans un univers figuré et limité par un seul être, mais infini quant à la grâce persuasive et dominatrice. Cet enchanteur puissant, sérieux, possédait la noble faculté de ne rien dédaigner. Curieux de toute chose, ingénument appliqué, bienveillant, agissant avec candeur et opiniâtreté, il appartenait à la terre, il la sentait