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LE LIVRE DE MA VIE

(car nous fûmes comme effrayés l’un par l’autre), Maurice Barrès. C’est Mariéton qui me conduisit plus tard à Maillane et me mêla pendant une semaine aux fêtes mistraliennes. Par lui, je fus coiffée du ruban de moire noire des filles d’Arles que maintiennent de lourdes épingles dorées ; c’est lui qui me jeta dans les bras du poète Charloun, paysan amical et prophétique, aussi fiévreux qu’était paisible le divin Mistral ; enfin, c’est lui qui me fit séjourner, à Maillane, dans la demeure gracieuse et archaïque du génie. Je pouvais me croire, dans cette blanche maison entourée de jarres aromatiques, l’hôte d’Homère ou d’Hésiode, tant Frédéric Mistral, fils de la jeune antiquité, octogénaire aux yeux d’un bleu de limpide calanque, au sourire pur et galant, au port de tête de fier oiseau dans la saison de l’amour, était en droit de faire penser à quelque robuste et viril Daphnis.

Lorsque, prématurément, bravement, dissimulant son agonie invraisemblable, Mariéton, ce Chevalier de la Joyeuse Figure, mourut de cruelle et languissante phtisie, dans une maison battue des vents de Villeneuve-sur-Rhône, fidèle jusqu’aux derniers instants à la Provence soleilleuse et mordante, je ne me représentai pas son anéantissement. Il semblait devoir échapper au sérieux triste du trépas. Son ébriété rabelaisienne, ses glauques songeries, au cours desquelles il fredonnait des stances de Schiller ou la Lorelei d’Henri