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LE LIVRE DE MA VIE

Il fut convenu avec ma tante que je rencontrerais Pierre Loti chez elle, un dimanche, vers quatre heures. Je croyais aimer le poète lui-même, le donateur prodigue de l’Orient, dont les désirs inassouvissables s’assoupissent au bruit des guitares indigènes, entre les feuillages opulents et les rivières limoneuses, sous des ciels aux astres rapprochés. Mais vouloir connaître le séducteur, souhaiter être vue par lui, c’est tenter de plaire, de se défaire du sentiment que l’on éprouve en le transmettant à celui qui l’inspire ; ce n’est plus aimer comme il faut aimer, humblement. Certes, j’ignorais que j’agissais déjà dans le sens de la nature vindicative et rusée, et c’est avec un tremblement du cœur que j’imaginais ma rencontre avec ce Bouddha respirant.

Lorsque je sus à quel moment j’allais me trouver en face de Pierre Loti, je fus extrêmement préoccupée de la manière dont je serais parée. Ma mère nous laissait déjà libres du choix de nos toilettes. J’aimais la vivacité des couleurs, leur audacieux contraste ; une robe me semblait un paysage, une amorce avec le destin, une promesse d’aventure. Le malheur, pour moi, était qu’à treize ans je n’avais pas droit encore au couturier habile qui mène jusqu’à la perfection la témérité et l’éclat des tissus assemblés. Au moment de revêtir la robe exécutée par des mains hésitantes, je ne manquais pas de souffrir de tous les défauts qui m’étaient