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LE LIVRE DE MA VIE

que j’avais ri en voyant passer deux pauvres naines savoyardes, fort âgées en leur taille difforme et, de plus, goitreuses, sourdes et muettes. Aujourd’hui encore, je souffre en pensant que je fus accusée d’une moquerie qui m’eût semblé criminelle. Les mots « sourd » et « muet », par réminiscence, transportent toujours mon esprit dans une région mystérieuse où l’injustice faite aux enfants sans défense, le spectacle de l’indigence et le sentiment de la charité composent un tableau dans lequel l’inique et le repoussant se mêlent à quelque chose d’angélique.

Le jour où la dure surveillante nous quitta pour rejoindre sa patrie me donna l’avant-goût de la mort. Je l’aimais. Elle avait, sans le comprendre et d’une main distraite et rude, touché et frappé le cœur le plus sensible et le plus complet. Si l’abeille de nos jardins et les verts bourgeons n’ont pas, pour mon rêve, de traduction immédiate en anglais, les mots : die Biene summt, der Frühling et das junge Grün ajoutent à mon univers visuel et musical. Lors de ce départ bouleversant, on nous confia, par nécessité et dans l’intention d’adoucir notre peine, à une plantureuse, débonnaire et spirituelle Belge, chargée chez nous du soin de la lingerie. Elle tenta de dissiper l’affreuse tristesse que je partageais avec ma sœur, en nous promenant à travers Paris, en nous faisant entrer chez le pâtissier, en nous apprenant une petite chanson rustique