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LE LIVRE DE MA VIE

Bien qu’en lui l’organisateur infini, le poète incommensurable et, sans doute, l’enfant respectueux de Lætitia Bonaparte soutint les rites de la religion catholique et les exigeât autour de sa mort, combien de fois n’a-t-il pas évoqué l’accident énigmatique de la création et le néant de l’individu ? Comment n’être pas ému par la pensive tristesse qui le saisissait à l’issue des chasses à courre, lorsque, dans la forêt en fête, on lui présentait le corps entr’ouvert et sanglant du chevreuil ! « Ah ! demandait-il avec mélancolie à ceux qui l’entouraient, quelle différence vous est-il possible de distinguer entre l’animal sans souffle et les humains que la vie a quittés ? » Et il affirmait : « De la plante à l’homme, il y a une chaîne ininterrompue. »

Parmi les réflexions que nous inspire ce dieu mortel, si comblé de gloire que, lassé parfois, il put dire : « Je m’en suis gorgé, j’en ai fait litière », comme il disait aussi de la France, cet époux obstiné : « J’ai couché avec elle, » n’omettons pas la juste et l’humble riposte d’une femme orgueilleuse qu’on plaignait plaisamment de n’avoir pas vécu au temps du séducteur illimité, alors qu’elle eût pu tenter de subjuguer celui qui subjuguait l’univers. « Non, affirmait-elle avec feu et gravité, repoussant de toutes les forces de son imagination la vague vision de la sublime idylle, non je n’eusse pas voulu être une de ses amantes, mais un de ses grognards ; ceux-là, du moins, mouraient pour lui… »