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LE LIVRE DE MA VIE

du printemps. Mais quelle solitude encore dans le voyageur harassé, assourdi par les acclamations, qui rentre ensuite aux Tuileries que vient de quitter, à la lueur des torches, le chancelant Louis XVIII ! Là, le gagnant du sort n’est plus qu’une statue aux membres inertes, aux yeux clos, aux lèvres jointes, que des mains passionnées arrachent de sa voiture, tirent dans le vestibule, hissent sur les escaliers, soulèvent de terre, font naviguer sur un océan d’amour. En ce lieu, Napoléon fut pressé d’une si compacte et périlleuse étreinte qu’on entendit rugir de terreur Labédoyère et Caulaincourt, qui l’encerclèrent de leurs bras pour l’isoler, lui rendre le souffle, et s’arc-boutèrent autour de lui jusqu’à laisser craquer leurs os.

Il est juste que la vie de chaque créature ait un poids égal dans la balance collective, inspire les mêmes égards à la communauté. L’équité, la pitié posent sur cette solide mystique. Je n’oublie pas l’extrême émotion que je ressentis la première fois que je lus la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, où cette phrase contente l’âme : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. » La raison, la bonté le veulent : « Libres et égaux en droits ! » Puis vient la mort. Après la mort, la juste inégalité s’empare du cadavre, lui restitue sa part augmentée, ce total qui ne lèse