Page:Nodier - Contes de la veillée, 1868.djvu/110

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pierre, qu’on appelle ici le rocher des aveugles, et où le meilleur des pères nous suivoit de tous les soins de l’amitié. Il y avoit alors autour de nous des touffes de rhododendron, des tapis de violettes et de marguerites, et quand notre main avoit reconnu une de ces dernières fleurs à tige courte, à son disque velouté, à ses rayons soyeux, nous nous amusions à en effeuiller les pétales, en répétant cent fois ce jeu qui sert d’interprète aux premiers aveux de l’amour. — Si la fleur menteuse se refusoit à l’expression de mon unique pensée, je savois bien le dissimuler à Eulalie par une tromperie innocente. Elle en faisoit peut-être autant de son côté. Et aujourd’hui, cependant, il ne me reste rien de tout cela.

En parlant ainsi, Gervais étoit devenu de plus en plus sombre. Son front si pur s’obscurcit d’un nuage de colère ; il garda un morne silence, frappa du pied au hasard et alla briser une rose des Alpes depuis longtemps desséchée sur sa tige ; je la recueillis sans qu’il s’en aperçût et je la plaçai sur mon cœur.

Quelque temps s’écoula sans que j’osasse adresser la parole à Gervais, sans qu’il parût s’occuper de poursuivre son récit. Tout à coup il passa sa main sur ses yeux, comme pour chasser une vision désagréable, et, se retournant de mon côté avec un rire plein de grâce : — Ah ! ah !… continua-t-il, prenez pitié, monsieur, des foiblesses d’un enfant qui n’a pas su commander jusqu’ici aux troubles involontaires de son cœur. Un jour viendra peut-être où la sagesse descendra dans mon esprit, mais je suis si jeune encore…

— Je crains, mon ami, lui dis-je en pressant sa main que cette conversation ne vous fatigue. Ne demandez pas à votre mémoire des souvenirs qui la tourmentent. Je ne me pardonnerois jamais d’avoir troublé une de vos heures d’un regret que vous sentez si profondément !

— Ce n’est pas vous qui me le rappelez, répondit