Page:Nodier - Contes de la veillée, 1868.djvu/111

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Gervais. Il ne m’a pas quitté un instant, et j’aimerois mieux que mon âme s’anéantit que de le perdre. Tout mon être, monsieur, c’est ma douleur. Ma douleur, c’est ma dernière amitié. Nous n’étions plus qu’elle et moi. Il a bien fallu nous accoutumer à vivre ensemble ; et je la trouve plus facile à supporter, quand un peu de bienveillance en allège, en m’écoutant, le poids si tristement solitaire. Ah ! ah ! reprit-il en riant encore, les aveugles sont causeurs, et on m’entend si rarement !

Je n’avois pas quitté la main de Gervais. Il comprit que je l’entendois.

— D’ailleurs, dit-il, tout n’est pas amertume dans mes souvenirs. Quelquefois ils me rendent tout à fait le passé : je m’imagine que mon malheur actuel n’est qu’un songe, et qu’il n’y a de vrai dans ma vie que le bonheur que j’ai perdu. Je rêve qu’elle est assise à cette place, un peu plus éloignée de moi qu’à l’ordinaire, et qu’elle se tait, parce qu’elle est plongée dans une méditation à laquelle notre amour n’est pas étranger. Oh ! si l’éternité que Dieu réserve aux âmes bienveillantes n’est que la prolongation infinie du plus doux sentiment qui les ait émues, quel bonheur d’être surpris par la mort dans cette pensée et de s’endormir ainsi !

Un jour nous étions assis sur ce rocher, comme tous les jours… et nous jouissions, dans une extase si douce, de la sérénité de l’air, du parfum de nos violettes, du chant de nos oiseaux, et surtout de celui de notre fauvette des Alpes — car tous les oiseaux des bois nous étoient connus, et ils voloient souvent à notre voix — nous prêtions l’oreille avec tant de charme au bruit de la glace détachée par la chaleur, qui glisse en sifflant le long des aiguilles, et au balancement des eaux de l’Arveyron qui venoient mourir presque à nos pieds, que je ne sais quel pressentiment confus de la rapidité et de l’incertitude du bonheur nous remplit en même temps d’inquiétude et d’effroi. Nous nous pressâmes vivement