Page:Nodier - Contes de la veillée, 1868.djvu/113

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lus, ou sur lesquels mes doigts ont pu chercher des pensées ; et je te proteste que leurs avantages sur nous consistent en des choses de peu de valeur. Le soleil, que j’ai vu autrefois, fût-il dans tes yeux, je n’effleurerois pas de mes lèvres avec plus de volupté ces longs cils qui les ombragent, et sur lesquels ma bouche a recueilli deux ou trois larmes, quand tu étois plus petite, et qu’on se refusoit, contre l’usage, à satisfaire un de tes caprices. Je ne sais si ton cou est aussi blanc que les neiges de la grande montagne, mais il ne m’en plairoit pas davantage — et cependant voilà tout. — Oh ! si je jouissois de la vue, je supplierois le Seigneur d’éteindre mes yeux dans leur orbite, afin de ne pas voir le reste des femmes ; afin de n’avoir de souvenir que toi, et de ne laisser de passage vers mon cœur qu’à ces traits que j’aurois vus sortir des tiens ! Voir un monde, le parcourir, l’embrasser, le conquérir, le posséder d’un rayon du regard — étrange merveille ! — Mais pourquoi ?… pour étourdir mon âme d’impressions inutiles, pour l’égarer hors de toi, loin de toi, dans de frivoles admirations, à travers ce qu’ils appellent les miracles de la nature et de l’art ! et qu’aurois-je à y chercher, si ce n’est une impression qui me rendît quelque chose de toi ? Elle est bien meilleure et bien plus complète ici ! Inconcevable misère des vanités de l’homme ! de ces arts dont ils font tant de bruit, de ces prodiges du génie qui les éblouissent, nous en connaissons ce que le grand nombre apprécie le plus, la musique, la poésie. — On convient que nous avons des organes pour les goûter, une âme pour les sentir ; et crois-tu cependant que jamais les chants divins de Lamartine aient retenti aussi délicieusement à mon oreille que le cri d’appel que tu me jettes de loin, quand on t’amène ici la dernière ? Si Rossini ou Weber me saisissent d’un prestige plus puissant, c’est que c’est toi qui les chantes. Les arts, c’est toi qui les embellis, et tu embellirois ainsi la création dont ils ne sont que l’expression