Page:Nodier - Contes de la veillée, 1868.djvu/118

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parce que maintenant tu es parfaite. — Il est indifférent que je ne voie pas et que je meure — abandonné — parce que c’est le destin que Dieu m’a fait ! — mais jure-moi de ne jamais me voir, de ne jamais chercher à me voir ! Si tu me vois, tu seras forcée malgré toi à me comparer aux autres, à ceux qui ont leur esprit et leur âme dans leurs yeux, à ceux qui parlent du regard et qui font rêver les femmes avec un des traits qui jaillissent de leur prunelle ou un des mouvements qui soulèvent leurs sourcils. Je ne veux pas que tu puisses me comparer ! je veux rester pour toi dans le vague de la pensée d’une petite fille aveugle, comme un rêve, comme un mystère. Je veux que tu me jures de ne revenir ici qu’avec ce bandeau vert — d’y revenir toutes les semaines — ou au moins tous les mois, tous les ans une fois !… d’y revenir une fois encore ! Ah ! jure-moi d’y revenir une fois encore et de ne pas me voir !…

— Je jure de t’aimer toujours, dit Eulalie en pleurant.

Tous mes sens avoient défailli. J’étois retombé à ses pieds. M. Robert me releva, me fit quelques caresses et me remit dans les mains de ma mère. Eulalie n’étoit plus là.

Elle revint le lendemain, le surlendemain, plusieurs jours de suite, et mes lèvres n’avoient pas cessé de trouver ce bandeau vert qui entretenoit mon illusion. Je m’imaginois que je serois le même pour elle tant qu’elle ne m’auroit pas vu. Je croyois apprécier dans mes réminiscences les impressions d’un sens dont j’ai à peine joui, et il me sembloit qu’elles ne suffiroient pas à la distraire du prestige délicieux dans lequel nous avions passé notre enfance. Je me disois avec une satisfaction insensée : Elle est restée aveugle pour moi, mon Eulalie ! elle ne me verra point ! elle m’aimera toujours !…

Et je couvris son ruban vert de baisers, car je n’aimois plus ses yeux.