Page:Nodier - Contes de la veillée, 1868.djvu/123

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étrangers, de savants illustres, de voyageuses coquettes et spirituelles ; elle brilloit parmi toutes les femmes, et de cet attrait de la parole, qui est, pour nous infortunés, la physionomie de l’âme, et de mille autres attraits que je ne lui connoissois pas. Quel incroyable mélange d’orgueil et de douleur soulevoit ma poitrine jusqu’à la faire éclater, quand on vantoit près de moi le feu de ses regards, ou quand un jeune homme, niaisement cruel, nous complimentoit sur la couleur de ses cheveux !… Ceux qui étoient venus pour voir la vallée y prolongeoient volontiers leur séjour pour voir Eulalie. Je comprenois cela. Je n’avois pas à regretter son affection, qui sembloit, ne pouvoir s’altérer jamais, et cependant j’éprouvois qu’elle vivoit de plus en plus hors de moi, de nous, de cette intimité de malheur qu’on n’ose pas réclamer, et qui coûte le bonheur quand on la perd. Je souhaitois l’hiver plus impatiemment que je n’avois jamais souhaité le souffle tiède et les petites ondées du printemps. L’hiver désiré arriva, et M. Robert m’apprit, non sans quelques précautions, non sans m’assurer qu’on se séparoit de moi pour quelques jours tout au plus, et qu’on ne mettroit à m’appeler que le temps nécessaire pour se faire à Genève un établissement commode ; il m’apprit qu’il partoit avec elle, qu’ils alloient passer l’hiver à Genève, — l’hiver si vite passé !… l’hiver passé si près !…

Vous entendez bien : — si vite !… un hiver des Alpes !… — si près !… à Genève, à l’extrémité des montagnes maudites ! — une route que le chamois n’oseroit tenter en hiver ; — et j’étois aveugle !

Je restai muet de stupeur. Les bras d’Eulalie s’enlacèrent autour de mon cou. Je les trouvai presque froids, presque lourds. Elle m’adressa quelques paroles tendres et émues, si ma mémoire ne me trompe pas, mais ce bruit passa comme un rêve. Je ne revins complètement à moi qu’au bout de quelques heures. Ma mère me dit :