Page:Nodier - Contes de la veillée, 1868.djvu/129

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cette froide vallée de Chamouny dont je n’ai jamais compris les tristes merveilles, et, chose étonnante ! il s’y fixa pendant quelques années. N’as-tu pas entendu parler de lui ? Un nom bourgeois… M. Robert… C’est cela.

— Enfin ? repris-je…

— Enfin, continua-t-il, un oculiste rendit la vue à cette petite fille. Son père la conduisit à Genève… et à Genève elle devint amoureuse d’un aventurier qui l’enleva, parce que son père le refusa pour gendre.

— Son père avoit jugé ce misérable.

— Il l’avoit d’autant mieux jugé qu’à peine arrivé à Milan l’aventurier disparut avec tout l’or et tous les diamants qu’il étoit parvenu à soustraire. On assure que ce galant homme étoit déjà marié à Naples, et qu’il avoit encouru une condamnation capitale à Padoue. La justice le réclamoit.

— Et M. Robert ?

— M. Robert mourut de chagrin, mais cet événement ne fit pas grande impression. C’étoit une espèce de visionnaire, un homme à idées bizarres, qui, entre autres extravagances, avoit conçu pour sa fille l’établissement le plus ridicule. Croirois-tu qu’il vouloit la marier à un aveugle ?

— La malheureuse !

— Pas si malheureuse, mon cher ! Peu considérée à la vérité ; c’est la conséquence nécessaire d’une faute chez ces pauvres créatures : mais la considération, cela ne sert qu’aux pauvres.

— Est-il vrai !

— Comme je te le dis. Regarde plutôt ! Ah ! mon ami ! On a bien des privilèges avec deux cent mille francs de rentes, et des yeux comme ceux-là !

— Des yeux ! des yeux ! malédiction sur ses yeux ! ce sont eux qui l’ont donnée à l’enfer !

Il y a dans mon cœur un levain horrible de cruauté.