Page:Nodier - Contes de la veillée, 1868.djvu/130

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Je voudrois que ceux qui ont fait souffrir les autres souffrissent une fois tout ce qu’ils ont fait souffrir…

Je voudrois que cette impression fût déchirante, et profonde, et atroce, et irrésistible ; je voudrois qu’elle saisît l’âme comme un fer ardent ; je voudrois qu’elle pénétrât dans la moelle des os comme un plomb fondu ; je voudrois qu’elle enveloppât tous les organes de la vie comme la robe dévorante du centaure.

Je voudrois cependant qu’elle durât peu, et qu’elle finît avec un rêve.

J’avois fixé sur Eulalie un de ces regards arrêtés qui font mal aux femmes quand ils ne les flattent pas. — Je ne sais plus où je l’avois appris. — Elle se releva du socle qu’elle embrassoit si tristement, et se tint devant moi, immobile et presque effrayée.

Je m’approchai lentement : — Et Gervais ! lui dis-je…

— Qui ?

— Gervais !

— Ah ! Gervais ! reprit-elle, en appuyant sa main sur ses yeux.

Cette scène avoit quelque chose d’étrange qui étonneroit l’âme la plus assurée. J’apparoissois là comme un intermédiaire inconnu, la pénitence, ou le remords.

— Gervais ! repris-je avec véhémence en la saisissant par le bras, qu’en as-tu fait ?

Elle tomba… Je ne me suis pas informé de ce qu’elle devint depuis.


Je rentrai en Savoie par le mont Saint-Bernard. Je traversai la Tête-Noire. Je revis la vallée.

C’étoit l’heure — c’étoit la place — et c’étoit le rocher. Seulement Gervais n’y étoit pas.