Page:Nodier - Contes de la veillée, 1868.djvu/150

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peuples. Les poëtes avoient composé des chants à sa gloire, et les villes lui avoient consacré des monuments où éclatoit leur reconnoissance. Malheureusement pour lui, la prudence de son administration diminua tellement le nombre des procès que l’infatigable activité des gens de loi, qui ne peut jamais être oisive, se changeant en haine implacable pour l’appointeur de tous les débats, suscita peu à peu contre sa bienfaisante autorité les aveugles colères de la multitude. Il tomba du pouvoir, sans s’y attendre, comme il y étoit parvenu, et, dépouillé de tous ses biens, il avoit obtenu, pour grâce, de se réfugier obscurément dans le plus pauvre de tous les manoirs de ses ancêtres. Il y habitoit depuis, également exempt d’ambition et de regrets, nourri du laitage de ses troupeaux, habillé de leurs toisons, partagé entre les loisirs de la méditation et les travaux de l’agriculture, plus heureux peut-être qu’il ne l’eût été jamais, parce qu’il avoit promptement appris, dans sa retraite, qu’il n’est point d’état, si disgracié qu’il soit de la fortune, où une vie laborieuse et une âme bienveillante ne puissent être utiles aux hommes. Tel étoit Abou-Bedil, qui me sauva de la mort, et dont j’ai souvent maudit le bienfait, parce que je n’ai pas su en profiter.

Quand je fus entièrement rétabli, je me présentai devant lui pour baiser ses mains vénérables, mais avec une humilité moins timide qu’on n’auroit pu l’attendre de ma fortune et de ma condition, mon amulette m’ayant fourni pendant ma convalescence un moyen sûr de lui prouver que je n’étois pas ingrat.

« Généreux scheick, m’écriai-je en me relevant dans ses bras qui me pressoient avec tendresse, vois dans l’heureuse circonstance qui m’a valu tes bons offices, une marque signalée de la protection du Dieu parfaitement juste que nous adorons, et qui vouloit que je servisse d’instrument au rétablissement de ta prospérité