Page:Nodier - Contes de la veillée, 1868.djvu/241

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Ce qui me charme dans l’Odyssée, ce qui me pénètre à sa lecture d’un sentiment mêlé d’admiration et d’attendrissement, c’est la bonne foi sublime de ce poëte qui récite ingénument des contes d’enfants comme il les a entendu réciter, et qui les orne à plaisir des plus riches couleurs de l’imagination et du génie, parce qu’il n’a rien appris de mieux dans la conversation des vieillards, des héros et des sages. Ses histoires sont merveilleuses, à la vérité ; mais il est plus merveilleux qu’elles encore, lui qui a confiance dans ses histoires. Quand Alcinoüs, roi des Phéaciens, laisse échapper quelques doutes sur la vraisemblance de tant d’événements étranges observés en quelques années de navigation, Ulysse se garde bien de lui répondre par des raisonnements ; il se borne à continuer, et Alcinoüs n’insiste plus. C’est qu’il faut deux choses essentielles à la poésie, le poëte qui croit ce qu’il dit, et l’auditeur qui croit le poëte. Cette rencontre est devenue fort rare et la poésie aussi.

Notre âge participe beaucoup du double état de ces corps affoiblis que la mort a déjà saisis presque tout entiers. À ceux-là, une mélodie suave et tendre comme des chants anticipés du ciel suffit pour bercer l’agonie, et le poëte inspiré arrive à son temps. À ceux-ci, dont la sensibilité matérielle ne peut être réveillée que par des irritants caustiques et dévorants, il arrive un autre poëte qui les déchire et qui les brûle pour leur arracher un cri de vie. Ce sont les deux dernières missions de l’art, et, quand elles sont accomplies, tout est fini.

Il y a du génie dans ces derniers efforts de la poésie ; il y en a autant peut-être que dans l’abondance naïve et crédule des compositions homériques : il faut lutter à la fois contre le prosaïsme d’une parole usée, contre la monotonie d’une création trop décrite, où les savants ne voient plus que des agrégations capricieuses de molécules élémentaires, contre la sécheresse de ce cœur de cendre que porte la société actuelle et qui ne palpite